Les limites de la connaissance scientifique

Il importe tout d’abord d’admettre que la question – la connaissance scientifique a-t-elle des limites ? – n’est guère compréhensible en raison des ambiguïtés qui portent sur chacun des termes significatifs qui la composent.

  1. Qu’est-ce qu’une connaissance ? Sous-entendu, si toute connaissance est la connaissance d’une vérité, que faut-il entendre par vérité ?
  2. Qu’est-ce qu’une science ? Poser cette question revient-il à se demander ce qu’est la science ?
  3. Enfin qu’est-ce qu’une limite ?

Plutôt que de découper ainsi la question pour tenter ensuite d’en recoller les morceaux, je tenterai de trouver des éléments de réponse au sein même du corpus scientifique. Pour y découvrir non seulement le cadre de la question mais aussi trois résultats essentiels de la science contemporaine qui montreront que si la question des limites de la connaissance scientifique est une question déjà ancienne – traitée en particulier par la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant (1781-1787) – elle peut et doit être reposée, et repensée à nouveaux frais, à partir :

  1. du théorème de Brillouin (1959),
  2. du principe d’incertitude de Heisenberg (1927),
  3. et du théorème de Gödel (1931).

C’est Ivan Illich qui dans l’introduction de La convivialité à propos de la surproduction des biens comme des services fait remarquer que « nous voici confrontés à un éventail de limites à la croissance des services d’une société : comme dans le cas des biens, ces limites sont inhérentes au processus de croissance et donc inexorables »1. Ce que je retiens c’est l’idée que des limites, quand elles sont « inhérentes », sont « inexorables » ; autrement dit, ne pourraient être franchies que des limites externes à un domaine, c’est-à-dire des limites imposées à un système par un autre système. Mais quand les limites sont « inhérentes » ou intrinsèques (et non pas extrinsèques) alors il sera inutile d’espérer les dépasser et c’est donc à l’intérieur de ces limites que la vie du système2 pourra se dérouler.

Limites (Grenzen) et bornes (Schranken) : la distinction kantienne.

Voici ce qu’écrit Kant dans la Méthodologie de la Critique de la Raison pure, dans une partie qui s’appelle : « de l’impossibilité où est la raison pure en désaccord avec elle-même de trouver la paix dans le scepticisme ». Titre intéressant car c’est bien souvent que le scepticisme attire à lui tous les déçus d’un usage dogmatique de la vérité3.

« La conscience de mon ignorance (si cette ignorance n’est pas en même temps reconnue comme nécessaire), au lieu de mettre fin à mes recherches, est, au contraire, la vraie cause qui les provoque… La détermination des limites de notre raison ne peut donc être faite que suivant des principes a priori, mais nous pouvons connaître a posteriori qu’elle est bornée… par ce qui nous reste encore à savoir dans toute science ».

Les « bornes » sont donc des limitations de fait, contingentes alors que les « limites » sont des limitations de droit, nécessaires. Des bornes peuvent être indéfiniment reculées alors que des limites sont indépassables – ce qui n’empêchent pas du tout qu’elles puissent appartenir au domaine qu’elles limitent. Les confondre, c’est risquer de tomber dans deux illusions symétriques :

  1. La première consiste à prendre une borne pour une limite et à attribuer à une limitation qui ne provient que de notre fait une validité objective alors qu’il ne s’y trouve, en réalité, que ce que nous y avons mis, subjectivement (ce que Kant nomme « illusion transcendantale »).
  2. La seconde consiste à prendre une limite pour une borne et à espérer un franchissement toujours possible dans le futur de la frontière. C’est une « illusion empirique » bien propre au scientisme qui ne voit dans toutes les limites que des bornes provisoires.

Le connaissable et l’inconnaissable.

Evoquons aussi une difficulté supplémentaire sur le sens même de l’expression « limites de la connaissance » – que la connaissance, d’ailleurs, soit scientifique ou non. S’il existe une limite inhérente, ou intrinsèque, à la connaissance alors cela semble signifier qu’une limite puisse être tracée entre non pas le connu et l’inconnu (de fait) mais entre le connaissable et l’inconnaissable (de droit). Voyons pourquoi cela n’aurait aucun sens. Et comme cela n’aura aucun sens, nous en tirerons la conclusion qu’il n’est vraiment pas très sûr que nous comprenions ce que nous voulons dire quand nous parlons de « limites de la connaissance » et que c’est précisément pour cette raison que beaucoup croient pouvoir en déduire légitimement que de telles limites n’existent pas. Mais est-ce une raison suffisante que de constater notre ignorance quant à la nature d’une entité pour en déduire abusivement son inexistence ?

Depuis Aristote, on sait qu’on peut distinguer entre deux sortes de négations : la négation contraire et la négation contradictoire. Par exemple l’expression « ne pas défiler » pour un régiment ou pour un nuage n’a pas exactement le même sens4. Quand un régiment « ne défile pas », on sait qu’il aurait pu défiler, ou qu’il a déjà défilé ou qu’il défilera plus tard ; alors que si un nuage « ne défile pas », c’est tout simplement parce que – hors de toute métaphore – un nuage ne défile jamais : ni il ne défile, ni il ne défile pas. Appliquons cela à la distinction entre le connaissable et l’inconnaissable : y a-t-il des entités, des X, des je-ne-sais-quoi qui ne soient ni connaissables, ni inconnaissables ? On voit bien que cela n’aurait aucun sens que d’affirmer savoir qu’il existe de tels X car ce serait déjà savoir quelque chose de ce X, et donc il serait en quelque sorte connaissable et donc il ne pourrait rentrer dans la catégorie du ni connaissable ni inconnaissable… Bref, « ne pas connaître » ne pourra être qu’une négation contraire et non pas une négation contradictoire : en puissance, tout semble donc pouvoir être connaissable.

Le problème

S’il n’y a pas de sens à évoquer de l’inconnaissable, alors traiter des limites de la connaissance scientifique ne revient-il pas à nier du même coup que la science soit une connaissance ? Ou, pour le dire autrement, si je m’aperçois que parmi tous les domaines de la culture tels l’art, la religion, la morale… ce qui caractérise la science, c’est son progrès, c’est-à-dire l’accumulation incontournable des résultats, alors limiter la science n’est-ce pas interdire que la science progresse ?

Bien sûr, en apparence, on pourrait s’en réjouir : ne voilà-t-il pas un bon moyen de faire d’une pierre deux coups et de se débarrasser de la religion de la science en même temps que de celle du progrès ? Mais ce serait aller trop vite en besogne et se contenter paresseusement de croire qu’un problème a été réglé alors qu’il a simplement été mal posé, ou pas du tout posé.

D’une part, sachons de quel progrès il s’agit ; car il ne faut pas confondre le progrès qui marque l’éloignement du dé-but et le progrès qui marque le rapprochement du but. Il est aisé de mesurer l’accroissement de la vitesse moyenne des déplacements suivant les siècles et pour celui qui croit que la croissance est toujours un progrès, il dispose incontestablement là d’une mesure de la croissance et du progrès. De même avec la progression de la production des déchets, ou le pib par habitant… Mais comment mesurer que l’on se rapproche d’un but tant que ce but, surtout quand il est un idéal, ne sera défini réellement que quand il sera atteint. Confondre ces deux types de progrès, c’est confondre bien souvent un progrès technique (dont on peut mesurer l’accumulation) et un progrès moral (dont le terme est plus visé que défini).

Bien sûr, il y en a qui ne s’embarrassent pas de telles chicaneries et pour qui tout progrès technique est un progrès moral, et réciproquement. Eh bien, ce sont précisément contre de tels amalgames qu’il faut défendre, sans paresse ni naïveté, qu’il existe bel et bien des limites à la connaissance scientifique ; et que ces limites ne signifient nullement l’arrêt des découvertes et des inventions.

L’enjeu

Ce problème des limites de la connaissance scientifique est souvent posé en termes métaphysiques : des limites sont bien reconnues mais elles ne le sont que parce qu’elles sont estimées par rapport à une connaissance infinie qui en général est attribuée à une puissance divine. Il ne s’agit alors souvent que d’humilier l’humain au profit d’une entité qui le dépasserait (que ce soit une divinité spirituelle et/ou naturelle). Le « fini » d’une telle limite n’est que le contraire d’une infinité inaccessible à l’humain, c’est une « finité » qui est définie par comparaison avec une infinité. Mais ne serait-il pas possible d’envisager un « fini » qui ne soit pas le résultat d’une comparaison négative ? C’est pour une telle possibilité qu’on peut parler de « finitude » plutôt que de « finité ».

L’autre façon de poser cette question c’est de l’aborder à partir de la tradition scientiste. Un scientiste, à surtout ne pas confondre avec un scientifique, c’est quelqu’un qui croit en la science, qui a la religion de la science. Qui confond vérité révélée absolument par la grâce de la foi et vérité validée relativement par des méthodes rationnelles. A minima, un scientiste défend l’idée que la science est la seule forme valable de toute connaissance véritable et qu’en dehors de la science il n’y a plus qu’illusion ; pour un scientiste, la seule vérité valable est la Vérité avec un grand « V », la vérité définitive, indiscutable, incritiquable. Pour les plus fanatiques d’entre eux, la science se promet d’élucider un jour ou l’autre tous les problèmes posés à l’humanité, y compris les problèmes moraux5.

Avant de poursuivre, faisons remarquer deux contradictions. L’un de la part des scientistes eux-mêmes : alors qu’ils présentent la science en opposition à toute métaphysique et qu’ils prétendent distinguer soigneusement la connaissance scientifique de toute autre prétention à la connaissance, par exemple la religion, la conception qu’ils ont de la science n’est en fait qu’une conception religieuse et métaphysique de la science : ils croient en la science pour fournir des vérités absolues et définitives. La science est pour eux une religion (et voilà pourquoi ils affirment pouvoir se dispenser de toute autre religion).

L’autre contradiction est plus rusée : elle se rencontre chez des critiques sceptiques du dogmatisme. Il faudrait douter des vérités parce qu’elles ne sont pas des vérités absolues. Un tel scepticisme n’est en réalité qu’un dogmatisme déçu. Ah si les vérités étaient absolues alors il serait impossible d’en douter mais, faute d’une telle absoluité, il ne reste plus qu’un scepticisme par défaut. D’autant plus radical et intransigeant qu’il ne peut plus connaître de limites puisque la seule limite qu’il pourrait reconnaître – la vérité absolue – n’existe pas. Pascal déjà dénonçaient ces « dogmatistes » qui n’étaient que des « pyrhonniens » qui s’ignorent. Aujourd’hui malheureusement une critique injustifiée de la science peut s’égarer dans ces impasses, faute de n’avoir pas su décoloniser son imaginaire scientiste : il y a des scepticismes qui ne se fondent que sur une conception scientiste de la science et de la vérité et ils ne valent alors pas mieux que les thèses scientistes qu’ils prétendent pourtant critiquer.

C’est pour se libérer de telles contradictions qu’il convient d’aller à la racine la plus explicite du scientisme : la fameuse formule de Laplace dans laquelle s’exprime toute la croyance aveugle dans une connaissance sans limites6.

Le démon de Laplace

« Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’Analyse, embrasserait la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé serait présent à ses yeux »7.

Cette formule – connue sous le nom de celle du « démon » ou du « génie » de Laplace – affirme qu’on peut imaginer que la connaissance scientifique pourrait lever tous les obstacles et s’affranchir de toutes les limites. Il faut noter que ces obstacles concernent une intelligence.

  • Que pour (en)lever tous ces obstacles, il faut affirmer qu’une intelligence pourrait saisir ensemble toutes les données du réel.
  • Que ces données sont à la fois les forces et les situations.
  • Qu’une même formule pourrait les embrasser toutes.

Or :

  • Un théorème interdit le recueil achevé de tous les paramètres : c’est le théorème de Brillouin (1959) qui fait le lien entre l’entropie informationnelle de Shannon et l’entropie statistique de Boltzmann.
  • La relation d’indétermination de Heisenberg (1927) interdit que, pour un phénomène donné, on puisse donner avec précision à la fois la position et la quantité de mouvement (la situation et la force de la formule de Laplace).
  • Enfin, quand bien même ces obstacles pourraient être levés (recueil achevé et connaissance précise et simultanée de la situation et de la force), il faudrait encore embrasser toutes ces données dans une formule si vaste qu’elle serait la formule de toutes les formules. Or, un théorème interdit que l’on puisse valider toutes les propositions vraies d’un système mathématique un tant soit peu complexe (incluant l’arithmétique) : c’est le théorème de Gödel (1931).

Limites et autolimitations.

En s’appuyant sur ces résultats du corpus scientifique du XXème siècle, il est possible d’adresser une critique commune autant à la tradition scientiste qu’à la tradition métaphysique. Certes ces deux traditions sont fondamentalement opposées ; elles n’en commettent pas moins une même erreur qui chez l’une l’empêche de reconnaître l’autonomie de la science et chez l’autre de bien comprendre la juste spécificité de la science. Quelle est donc cette erreur commune ?

Cette erreur porte précisément sur la compréhension de ce que sont les limites de la connaissance scientifique. Car ce que l’une accepte et que l’autre refuse, c’est la même conception restreinte de la notion de « limite ». La tradition métaphysique défend l’existence de telles limites et en déduit que la connaissance scientifique est limitée : à raison mais à partir d’une conception erronée de la « limite ». La tradition scientiste récuse l’existence de ces limites et en déduit que la connaissance scientifique est illimitée : à tort et à partir d’une incompréhension des résultats même de la science. Dans les deux cas, par « limite » n’est entendu qu’une limite qui ne tient pas à l’objet étudié mais au sujet étudiant et plus particulièrement à ces facultés de connaissance, regroupées sous le nom d’intelligence. Dans le cas métaphysique, la limitation de l’intelligence humaine est la cause des limites de la connaissance scientifique ; dans le cas scientiste, c’est le pouvoir infini de l’intelligence qui permettra sans cesse de dépasser les bornes de toute connaissance.

Dans les deux cas, les limites – refusées pour l’un et professées pour l’autre – sont des limites de faits, des « bornes » en langage kantien, et absolument pas des limites intrinsèques : c’est-à-dire qui s’appliqueraient même à une intelligence infinie. Or ce sont bien de telles limites que rencontrent certains résultats de la science du XXème siècle.

Et ces limites ne sont pas rencontrées sous forme d’un constat d’impuissance mais sont au contraire démontrées, validées scientifiquement. La science n’attend donc pas de venir buter sur elles mais elle est capable de les anticiper : ces limites sont des autolimitations.

C’est bien la connaissance de ces autolimitations qui permet d’éviter et de renvoyer dos à dos les deux conceptions classiques sur la science : car il s’agit de n’être ni un scientiste béat ni un irrationaliste benêt. Pensée sur la crête qui peut faire place à une compréhension ouverte et responsable de la science et faire ensuite droit à une conception de la rationalité – ouverte, problématique – ni relativiste ni dogmatique, juste tolérante.

Une autolimitation de fait : le théorème de Brillouin.

Ce théorème a une portée moindre que les deux suivants parce que l’autolimitation n’est pas de droit mais de fait, extrinsèque et non pas intrinsèque.

Ce théorème part d’une analogie entre qualité de l’énergie et information. Par information, on peut entendre tout ce qui peut être transmis par un signal ; voici des exemples de transmetteurs : la lumière, un téléphone, la parole, un feu rouge, un livre, un appareil de mesure, etc. La qualité de l’énergie est précisément ce qui se dégrade dans la loi d’accroissement de l’entropie (loi de Clausius-Carnot) : la croissance de l’entropie entraîne une dégradation progressive des énergies qui tendent à retomber des classes A (travail mécanique, énergie électrique) ou B (énergie chimique) dans la classe C (chaleur).

L’analogie entre qualité de l’énergie et information revient à l’idée que pour augmenter l’ordre (c’est-à-dire son caractère ordonné) d’un système, on peut soit lui donner davantage d’ordre soit lui fournir davantage d’énergie. Par exemple, une voiture peut rouler plus longtemps soit en refaisant le plein, soit en optimisant sa consommation. Ainsi un sportif peut améliorer ses performances soit en augmentant sa masse musculaire, soit en perfectionnant sa technique. Ainsi le scénario négawatt est une bonne alternative à la consumation d’énergie fossile.

Léon Brillouin démontre que la croissance de l’information est égale à la décroissance de la qualité de l’énergie. Ce qui revient à comprendre qu’aucune information n’est énergétiquement gratuite. Appliquée à une mesure scientifique, cela signifie que la quantité requise pour les mesures effectuées lors d’une expérimentation scientifique s’accroît en fonction de la précision demandée. La conséquence est immédiate : la précision absolue d’une mesure nécessiterait un nombre infini de décimales. On voit là que l’un des présupposés du déterminisme – déduire le futur à partir de la connaissance du passé suppose la connaissance de mesures absolument exactes – est tout simplement inaccessible : « l’expérience rigoureuse est irréalisable, elle exigerait une dépense infinie de néguentropie »8.

C’est dire que l’intelligence infinie du démon de Laplace ne pourrait, même elle, connaître avec une précision absolue que si et seulement si elle dépensait toute l’énergie de l’univers. Léon Brillouin peut en tirer explicitement la conséquence, désastreuse pour tout scientisme :

« Affirmer le déterminisme, c’est faire acte de foi. Pour le prouver, il faudrait partir de mesures infiniment précises, infiniment nombreuses, irréalisables ; il faudrait ensuite effectuer des calculs infaisables et observer un temps infini. Poésie pure, sans aucune réalité concrète »9.

Un tel résultat devrait nous obliger tous à modifier notre compréhension de la science :

  • D’abord quant à la question de l’objectivité : le résultat de Brillouin signifie que la mesure de l’observation est un paramètre intrinsèque de l’observation elle-même ; et donc : une définition de l’objectivité comme séparation absolue de l’observateur et de l’observation n’a plus aucun sens.
  • Ensuite quant à la question antique des rapports entre science et sagesse : car, en démontrant ainsi elle-même ses propres limites, la science fait preuve d’une sagesse inédite. Une telle limite démontrée est une autolimitation

Remarquons, enfin, qu’une telle autolimitation ne vaut pas pour une intelligence infinie puisqu’une intelligence infinie – Dieu par exemple – pourrait accepter de payer le prix d’une telle précision. C’est pourquoi nous disons que ce résultat de Brillouin ne fournit qu’une autolimitation extrinsèque, de fait, de la connaissance scientifique. Qu’en est-il des autolimitations intrinsèques ?

Une autolimitation intrinsèque : le théorème de Kurt Gödel (1931).

Le résultat obtenu par Kurt Gödel met fin à un problème connu depuis l’antiquité sous le nom du paradoxe d’Epiménide le menteur : « un crétois affirme que tous les crétois sont des menteurs », cet énoncé est-il vrai ou faux ? Sous une forme encore plus concise : l’énoncé « je mens » est-il vrai ou faux ? Car si je dis « je mens » alors je suis en train de mentir et donc de dire le contraire de la vérité ; la vérité est alors le contraire de ce que je dis donc « je ne mens pas » or je viens de dire le contraire donc je mens…

Cette « boucle étrange »10 est un énoncé indécidable, c’est-à-dire un énoncé qui n’est ni vrai ni faux. De la même sorte, on trouve tous les paradoxes et/ou antinomies qui surgissent pour formuler de façon compréhensible ce que l’on a appelé la « crise des fondements » en mathématique. Crise qui remet en question la cohérence logique de la théorie des ensembles – le « paradis cantorien » – à partir de la découverte que cette théorie semble bel et bien reposer sur l’existence d’un ensemble de tous les ensembles qui ne peut pas exister. C’est Bertrand Russel qui sur le cas de l’ensemble de tous les ensembles qui ne sont pas éléments d’eux-mêmes (1902) a formulé le paradoxe sous sa formulation peut-être la plus connue : le paradoxe du barbier (1919) qui rase toutes les personnes qui ne se rasent pas elles-mêmes ; se rase-t-il lui-même ? Que l’on suppose qu’il se rase lui-même, ou son contraire, dans les deux cas, on arrive sans peine à une contradiction.

Pour résoudre cette antinomie, Bertrand Russel propose une théorie des types dont l’idée la plus générale consiste à feuilleter les énoncés pour éviter de produire des énoncés qui parlent d’eux-mêmes. Mais la difficulté n’est que reculée car, pour définir le nombre (ensemble d’ensembles), il est besoin de supposer vrai un axiome de l’infini et donc l’idéal de fonder entièrement les mathématiques sur un fondement logique (analytique) semble inaccessible. Enregistrons juste que l’infini est supposé plutôt que démontré.

Sans rentrer dans l’histoire des mathématiques et de ses fondements logiques, avançons juste qu’une solution paradoxale viendra de la tentative de formaliser les mathématiques, dans la lignée des travaux de David Hilbert : par le « fameux » théorème de Kurt Gödel. Ce théorème démontre que dans les systèmes formels capables de formaliser les mathématiques (par un système non-contradictoire et contenant une représentation de l’arithmétique récursive) il existe des propositions indécidables (c’est-à-dire qui ne sont ni réfutables ni dérivables).

Gödel construit effectivement une proposition de ce type qui, selon son sens intuitif, affirme d’elle-même qu’elle est non dérivable dans le système et comme elle l’est effectivement, elle est donc vraie. Syntaxiquement, cela revient à démontrer que pour démontrer la non-contradiction d’un système formel, il est nécessaire de faire appel à des procédés de preuve qui sont étrangers au système (parce qu’ils appartiennent en fait à un système plus puissant). Sémantiquement, ce théorème de Gödel est lié au théorème d’Alfred Tarsky (1935) qui affirme que pour tout système assez vaste, la notion de vérité relative à ce système ne peut pas être entièrement formalisée à l’intérieur de ce système, mais seulement dans un métalangage : autrement dit, dans un système un tant soit peu complexe, il s’y trouve des propositions qui sont à la fois vraies et indémontrables.

Pour faire ressortir la portée (philosophique) de ces théorèmes dits « de limitation », il faut rapidement survoler les manières d’y échapper. Il y en a deux :

  • Soit accepter une formalisation imparfaite mais alors il faudra accomplir une infinité de démarches dès qu’il s’agira de vérifier qu’une expression est bien formée.
  • Soit construire une hiérarchie infinie de sous-systèmes dans lesquels par exemple les propositions indécidables d’un système deviennent les axiomes du système dans lequel il y aura de nouveau des propositions indécidables qui deviendront… et ainsi de suite… à l’infini.

Dans les deux cas, c’est une fuite infinie qui interdit une formalisation parfaite/achevée des mathématiques : le recours à l’infini n’offre pas la possibilité d’une réussite parfaite de l’idéal scientiste d’une formule de toutes les formules. Car la vérité d’une telle formule serait encore relative à une formalisation dans un système plus vaste et donc qui inclurait la formule de toutes les formules, qui ne serait donc pas la formule de toutes les formules. L’espoir d’embrasser « dans une même formule » n’est lui aussi que « pure poésie ».

Mais quant bien même l’espoir d’une complétude achevée des systèmes mathématiques doit être abandonné, cela ne signifie nullement que les mathématiques sont fausses. Tout au contraire : elles sont vraies relativement à des limites démontrées et intrinsèques. « Démontrées » car en langage simple le théorème de Gödel a démontré de façon absolue que les systèmes formels, mathématiques, sont nécessairement limités. « Intrinsèques » parce que ces théorèmes de limitations sont bien des résultats obtenus logiquement par les mathématiques elles-mêmes : les théorèmes de limitations des mathématiques sont des théorèmes mathématiques.

Une autolimitation intrinsèque : la relation d’incertitude de Heisenberg (1927).

La mécanique quantique met elle aussi fin, d’une certaine manière, à une question débattue depuis l’Antiquité sur la nature ultime de la matière : terre ou eau ou feu, solide ou liquide, atome ou flux, corpuscule ou onde.

Sans trancher vraiment la question ontologique de la nature de la matière, la mécanique quantique fournit la possibilité de passer d’une description corpusculaire (en termes d’énergie E ou de quantité de mouvement p) à une description ondulatoire (en termes de période T=1/n ou de longueur d’ondes l= 1/k). E = h n (Plack-Einstein /1900-1905) ; p = h k (De Broglie / 1924) ; où h est la constante de Planck : h = 6,626 . 10–34 m2 kg/s).

Du fait d’une incertitude sur le nombre de périodes d’une particule quantique, là où pour une particule « classique » le produit de l’incertitude sur la quantité de mouvement par l’incertitude sur la position était nulle (Dp. Dx = 0), pour une particule « quantique », ce même produit est supérieur ou égal à la constante de Planck (Dp. Dx >= h). Cela revient à dire : « Il est impossible de connaître à la fois la position et la quantité de mouvement d’un objet de manière précise ». Toute précision absolue sur la mesure de l’un des deux paramètres devra se payer d’une imprécision absolue sur la mesure de l’autre paramètre.

Il s’agit là d’une limitation d’un tout autre ordre que la simple constatation d’une approximation des mesures sur laquelle vient empiriquement buter le scientifique. Car cette indétermination est ici démontrée et intrinsèque. Démontrée dans le cadre d’une théorie : la mécanique quantique. Intrinsèque parce que même Dieu, pourrait-on dire, comme modèle d’une intelligence infinie, ne pourrait pas s’y soustraire.

Sagesse et spécificité de la connaissance scientifique

Ces trois résultats ainsi mis en exergue démontrent en quelque sorte qu’il n’est pas/plus possible de continuer de croire que la science puisse atteindre une vérité absolue, définitive, parfaite et achevée.

Aucune des conditions qu’il faudrait remplir pour valider la formule du démon de Laplace n’est satisfaite. Et quand bien même il aurait logiquement suffit qu’une et une seule ne soit pas satisfaite, il n’y a aucune raison de ne pas se réjouir de constater l’impossibilité radicale de tout scientisme. On peut en tirer tout de suite deux conséquences.

La première, c’est que si la connaissance scientifique ne pourra être jamais achevée, c’est qu’elle continuera de progresser ; mais à l’intérieur de limites intrinsèques. C’est bien là toute la différence entre une borne et une limite : affirmer des limites de la connaissance scientifique, ce n’est nullement devenir un adversaire du progrès scientifique. Et réciproquement, défendre un certain progrès scientifique, ce n’est pas nécessairement en défendre une indéfendable version scientiste.

La seconde c’est qu’il faut abandonner sans délai et sans attendre la posture du sceptique qui n’est en fait que celle d’un absolutiste déçu. Il ne faut pas être sceptique faute d’une vérité absolue, ou dans l’attente/espoir d’une vérité absolue. Il faut apprendre à se contenter d’une vérité provisoire, incomplète mais qui n’en est pas moins une vérité scientifique.

Karl Popper, quand il défend ce qu’il appelle un « déductivisme », a bien compris11 qu’il est plus simple et donc plus scientifique de nier et de limiter que de recourir à l’infini. L’inductiviste serait celui qui en resterait à la croyance qu’un énoncé universel ne pourrait être validé que par la vérification infinie d’une infinité d’énoncés particuliers : il faudrait pour vérifier la loi de la chute des corps vérifier sans fin que toutes les chutes de corps obéissent à la loi. L’inductiviste, cousin du scientiste, en est resté à la confusion de la vérité et de l’infini. Mais qu’un énoncé ne soit pas vérifiable ne signifie pas du tout qu’il ne puisse être testable, contestable, réfutable : sera dit scientifique non pas l’énoncé vérifié mais l’énoncé réfutable, testable.

Dans les limites de ce qui lui est interdit de connaître, limites et interdiction que la science a elle-même démontrées, la connaissance scientifique continue bien sa recherche de la vérité. Mais une vérité provisoire, discutable, testable. Il faut affirmer à la suite de Karl Popper « que la conception erronée de la science se révèle dans sa soif d’exactitude ».

Réfutation définitive et sans appel de la conception scientiste de la science qui en appelle sans cesse à la Vérité ou rien. Absolutisme scientiste comme scepticisme absolu ne sont que des variantes d’une même ignorance de la science.

Une science consciente de ses limites, n’est-ce pas là ce qu’il y a bien longtemps les Anciens nommaient « sophia » ?

[Cet article est en consultation libre du premier numéro de Limites, Cahiers francophones de l’objection de croissance : http://www.limites.eu/]

  1. Ivan Illich, La convivialité, 1973, page 10. []
  2. Comment ne pas remarquer au moins une certaine analogie avec une définition du vivant comme métabolisme ou « milieu intérieur » ? Mais les analogies avec le vivant sont toujours à prendre avec beaucoup de précautions. []
  3. Bien entendu, je pense ici aux sceptiques de reOpen911 qui ne développent leur scepticisme absolu que sur fond de la déception de ne pas connaître la vérité absolue, la Vérité avec un grand « V » comme ils l’écrivent toujours : à critiquer fondamentalement. []
  4. Denis Zaslawsky, Analyse de l’être, page 117 []
  5. Cette doctrine est souvent une sorte de philosophie spontanée de la part de ceux qui sont chargés d’enseigner la science, c’est à dire ceux qui sont du côté de la science des résultats passés plutôt que du côté du laboratoire et de la recherche. []
  6. Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Introduction, page VI. []
  7. C’est nous qui mettons certains passages en italiques. []
  8. Léon Brillouin, La science et la théorie de l’information, page 285. []
  9. Léon Brillouin, Vie, matière et information, Albin Michel, 1959, page 170. []
  10. Douglas Hostadter, Gödel, Escher, Bach : les brins d’une guirlande éternelle, 1979. []
  11. Karl Popper, La logique de la découverte scientifique. []

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