Paul Ariès à Romans le 4 avril

Nul besoin de revenir sur les constats : ils sont nombreux, ils sont convergents et ils sont chiffrés. Alors un seul exemple : 20% des humains possèdent 86% des ressources mondiales ; la richesse des quatre familles les plus puissantes équivaut à celle des 48 pays les plus pauvres.

Le problème – politique – est très facile à formuler : c’est celui de « l’union entre la question sociale et la problématique environnementale ». Comment sceller une alliance du rouge et du vert ? Pour Paul Ariès, la « décroissance » peut articuler les solutions aux crises de l’urgence écologique et de l’urgence sociale. Comment ?

Paul Ariès nous propose de suivre trois pistes pour « concrétiser » ce « concept-obus » qu’est la décroissance, chacune nécessaire mais insuffisante si elle se sépare des deux autres :

  • La simplicité volontaire. Faire ce que l’on dit ; pratiquer dans la mesure du possible l’accord de ses actes et de ses idées. D’autant qu’il est souvent plus facile de commencer par de petits gestes pour en arriver à « décoloniser son imaginaire » que de suivre le trajet inverse (de la belle théorie à la juste pratique) : consonance cognitive qui redonne sens et pouvoir à nos volontés.
  • Des expérimentations collectives : continuons à être des « multicartes » de l’engagement citoyen à travers amap, sel, asti, sortir du nucléaire, éco-construction, syndicat, anti-ogm…
  • Deux objectifs politiques : celui d’un revenu universel d’existence versé sans condition lié à un revenu maximum autorisé, celui de la gratuité du bon usage lié au renchérissement du mésusage. On peut lire avec grand profit son texte sur « Gratuité de l’usage, renchérissement du mésusage ».

Les constats sont indubitables, le problème est explicitement posé, les actions sont réalisables : pourquoi alors les thèmes de la décroissance, des revenus minimum et maximum, de la gratuité n’ont-ils pas emporté sans coup férir l’adhésion d’une salle pourtant composée d’acteurs engagés dans les luttes écologiques et sociales ?

Demandons-nous alors à quelles conditions ces thèmes pourraient trouver leur juste place dans le débat politique ? On peut en imaginer trois :

  • La catastrophe.
  • L’homme providentiel.
  • La repolitisation de l’écologie et celle de la société.

Ecartons les deux premières ; non pas par facilité parce qu’« évidemment » elles devraient être rejetées, mais parce que ce sont des questions difficiles, typiquement ces questions qui nécessitent de marcher « sur la crête » – pour reprendre l’expression répétée par Paul Ariès. D’une part, la pensée de la « catastrophe » nous obligera à retrouver cette « sensibilité à l’historique que n’annule pas, mais que rend au contraire plus que nécessaire l’abandon de la fiction marxiste de l’histoire » (Claude Lefort dans ses Essais sur le politique – 1986). Jean-Pierre Dupuy a amorcé une réflexion sur les « prophètes de malheur » dans un essai au titre explicite : Pour un catastrophisme éclairé (2002). D’autre part, la question de l’homme providentiel est encore plus délicate : chacun a déjà pu vivre – dans ses expériences de vie associative et citoyenne – la propension à couper toutes les têtes qui dépassent. Pierre Clastres, il y a une trentaine d’années, ne nous avait-il pas pourtant proposé quelques pistes sur ce que serait un « leader » sans pouvoir de domination, juste préoccupé de prendre la parole pour maintenir l’unité du groupe, un « faiseur de paix » ?

Reste la condition qui offre – sur la crête toujours – la voie la plus large : celle de la repolitisation. C’est sur cet aspect que nous « oserions » critiquer la conférence de Paul Ariès. Et pour se faire, n’hésitons pas à critiquer Paul Ariès avec Paul Ariès.

A l’urgence de la crise écologique et à l’urgence de la crise sociale – nature menacée et société injuste – ne faut-il pas ajouter l’urgence de la crise « anthropologique » ?

Ne reprochons pas à Paul Ariès d’ignorer cette crise. Il ne réfléchit pas et n’écrit pas que sur la décroissance, il est aussi l’auteur d’ouvrages sur le harcèlement au travail comme nouveau mode de management, sur les ravages de la pub, sur les dangers du vampirisme et du satanisme, sur les délires terroristes des néo-malthusiens qui confondent humanisme et « humanicide ». Et évidemment, il n’y a pas là un catalogue d’intérêts épars mais une pensée cohérente.
Proposons alors plusieurs formulations de la même critique. Le « concept-obus » de décroissance peut faire mieux que concilier le rouge de la justice et le vert de l’écologie. Critiques – fussent-elles injustes – lui ont été exprimées de ne pas tenir compte de tous ceux qui n’ont ni les moyens, ni le temps ni même l’idée de décroître. Dans l’assistance, quelqu’un lui a reproché de ne pas avoir parlé de la « valeur-travail » : mais un autre mot n’a pas été prononcé : « liberté ».

Pourtant, « le but de l’organisation en société, c’est la liberté ! » écrivait il y a plus de trois cents ans Spinoza. Nul homme ne peut se dépouiller de sa liberté sans « renoncer à sa qualité d’homme », répétait ensuite Jean-Jacques Rousseau. Au cœur de la crise anthropologique, c’est donc bien la liberté qui est menacée.

On sait trop comment une grande espérance de justice a été dévoyée au XXème siècle et n’a amené que le totalitarisme rouge. Au nom de la nécessité économique, le pire n’a pu être évité. L’urgence de la crise sociale ne doit plus jamais écarter la question de la dignité humaine.

Dans les milieux même de la décroissance, ne rencontre-t-on pas trop de ces nouveaux déterministes qui n’ont remplacé la nécessité économique que par une nouvelle nécessité écologique. Si « en dernière instance », la décroissance est « nécessaire », pourquoi alors « vouloir » un autre monde « possible » ? L’urgence de la crise écologique ne doit jamais écarter la question de la dignité humaine. Pour le dire autrement : la « décroissance » ne doit jamais justifier aucun « éco-fascisme » et elle ne pourra favoriser une repolitisation qu’à condition que la décroissance soit « désirable » (Michel Dias) quand bien même les ressources naturelles seraient illimitées !

Enfin, aucune urgence dans la crise anthropologique ne peut justifier la tentation des « plus décroissants que moi tu meurs » à vouloir nous imposer le despotisme de leur bonheur. Les « zélateurs de la décroissance équitable » doivent renoncer à leur « propension naturelle à régenter le bonheur des hommes au nom de l’absolue nécessité qui nous presse d’en finir avec le culte de la croissance » (toujours Michel Dias). Autant écrire que « l’idéologie du développement personnel constitue aujourd’hui la nouvelle étape de l’idéologie croissanciste » : Paul Ariès dans la troisième livraison de la revue Entropia !

Trois crises, trois urgences, sociale, environnementale et anthropologique. Les mêmes valeurs en danger : dignité et liberté humaines. D’où la possibilité d’une triple repolitisation : bien sûr de l’écologie, bien sûr de la société mais aussi de la démocratie elle-même.

Dans ses travaux, Chantal Mouffe propose une « démocratie plurielle » à partir du constat que si « la référence au socialisme, si elle continue à être nécessaire, n’est pourtant plus suffisante pour rendre compte de la diversité des luttes démocratiques qui existent aujourd’hui dans les sociétés occidentales », c’est parce que « dans beaucoup de luttes pour la reconnaissance des différences », il faut essayer de penser « une articulation complexe entre des revendications qui relèvent de l’égalité et d’autres qui concernent la liberté ».

« L’enjeu véritable de cette démocratie plurielle, c’est la création d’une chaîne d’équivalences entre les diverses luttes » : non seulement donc la convergence du rouge et du vert (Ariès), nous seulement la convergence des luttes pour l’égalité et de celles pour la liberté (Mouffe), mais une triple convergence des problématiques sociale, écologique et libérales-libertaire.

Cette triple convergence revient à « restaurer la centralité du politique », à « multiplier les espaces où les rapports de pouvoir seront ouverts à la contestation démocratique ». Non pas pour avoir le pouvoir, mais pour avoir du pouvoir : « tout ordre hégémonique en place peut être remis en cause par des pratiques contre-hégémoniques, qui tentent de le désarticuler afin d’établir une autre forme d’hégémonie ». Paul Ariès a eu raison de rappeler qu’aujourd’hui nous devrons lutter idéologiquement contre cinquante ans de travaux de think tanks conservateurs et ultralibéraux.

Voilà un beau projet politique qui devrait inciter tous ceux qui sont déjà des acteurs d’une vie citoyenne et alternative à ne pas se complaire dans leur rejet facile du spectacle de la politique, à ne pas se satisfaire de leurs réactions (pétitions, manifestations…) contre l’hégémonie néolibérale actuelle et à retrouver ce sens du politique qui referait d’eux les auteurs de leur vita activa : Paul Ariès nous a convaincus que seule la décroissance pourrait féconder la mise en place d’une telle nouvelle « hégémonie ».

Paul Ariès nous a convaincus que la décroissance était au carrefour des luttes sociales, des luttes écologiques et des luttes démocratiques : simplicité volontaire, expérimentations collectives, revenu universel, revenu maximum, gratuité du bon usage, renchérissement du mésusage.

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