Qu’est-ce qu’un méta-parlant ?

Un essai de sociologie écrit de retour des rencontres altermondialistes de Nyons de février 2008.

Pourquoi tant de communication pour si peu de décision ? Pourquoi tant d’heures d’ateliers, tant d’heures de plénières pour autant d’agressivité, de déception ; et pour les plus sensibles, pourquoi tant de tristesse ?


L’une des raisons – ce n’est pas la seule mais c’est peut-être psychologiquement la principale – c’est que, alors que les plénières comme moments de restitution du travail des ateliers auraient dû être des moments de débats et donc des moments d’égalité, et donc des moments de critique bienveillante et d’écoute confiante, c’est que les participants de ces plénières se sont grosso modo rangés suivant trois attitudes :

  • les « taiseux » ; ce ne sont pas des « silencieux ». Mais ils ont le trop fort sentiment qu’ils ne savent pas s’exprimer, que ce qu’ils sont en train de penser ne méritent pas d’être partagé avec tous les autres. Ils se donnent beaucoup trop tort. Alors, quand quelquefois ils réussissent à devenir des « parlants », ils le font trop souvent dans un registre d’émotion (la colère, le coup de gueule, le ras-le-bol, la plainte…). Et du coup, chacun écoute leur parole non plus tant comme une réflexion mais comme un témoignage.
  • Les « parlants » ; beaucoup trop peu nombreux. Ils ne parlent que quand leur tour vient, après l’avoir demandé, ils ne se croient pas obligés de se lever pour prendre l’attitude de l’orateur, ils ne prennent pas la voix du stentor habitué à la prise de parole en public, leur ton n’est pas celui du donneur de leçons, chacune de leur phrase n’est pas régulièrement ponctuée de gestes (les paupières qui se referment, les têtes qui hochent, etc.) ou d’onomatopées de leur supporters. Leur existence repose sur un double paradoxe ; premièrement, alors qu’il ne devrait y avoir que des « parlants », ils ne sont en réalité qu’extrêmement minoritaires. Mais c’est compréhensible puisque très vite ils n’ont plus le choix qu’entre venir grossir le groupe des « taiseux » ou bien adopter à leur tour l’attitude du « méta-parlant ». Deuxième paradoxe : alors qu’ils devraient mériter toute l’écoute de tous, ils sont les moins écoutés. Leurs prises de parole peuvent s’enchaîner les unes aux autres sans susciter aucune réaction ; c’est comme s’ils avaient parlé dans le vide. Et puis s’ils ont eu la naïveté de prendre le rôle d’un « rapporteur » d’atelier, leur parole sera reprise pour être « complétée » (sic) par un « méta-parlant ».
  • Les « méta-parlants ». Quantitativement, ils ne sont pas très nombreux ; qualitativement… Mais qu’est-ce qu’ils parlent ! Il « surparlent » ; c’est pourquoi j’avais pensé les appeler des « surparlants » : non seulement ils parlent beaucoup plus que tous les autres réunis (c’est toujours un « méta-parlant » qui commence à parler, c’est toujours un « méta-parlant » qui signale qu’il faudrait arrêter de discuter, c’est toujours un « méta-parlant » qui finit, et tout au long de la plénière le « méta-parlant » n’aura jamais hésité à pratiquer la technique du chevauchement – voire de l’interruption ou de l’apostrophe – car on ne sait pas pourquoi le « méta-parlant » s’autorise sans cesse à échapper à la règle minimale du tour de parole). Mais je préfère les appeler des « méta-parlants » car en grec le préfixe « méta » (μετά) peut aussi bien avoir une signification chronologique (« après ») que hiérarchique (« au-dessus »). Non solum un « méta-parlant » parlera toujours « après » un « taiseux » – par définition ! – mais il ne laissera jamais un « parlant » avoir le dernier mot : le « méta-parlant » ne peut pas s’empêcher de croire que c’est à un « méta-parlant » d’avoir le mot de la fin. Sed etiam un « méta-parlant » place sa parole « au-dessus » de celle des parlants : il est celui qui prend sur ses frêles épaules la responsabilité de « recentrer le débat » (sic), de morigéner un parlant trop long (quoi d’étonnant d’ailleurs puisqu’un parlant doit souvent pathétiquement tenter, pour une fois qu’il a la parole, d’essayer de tout dire en une fois ; ce qui a pour effet que ce qu’il dit est objectivement confus, objectivement trop dense. Ah ! il n’a pas la chance continue de pouvoir presque à chaque instant offrir à tous les autres sa pensée d’un instant !), de « proposer une synthèse » (sic), de proposer de « passer à une autre point » (sic), etc.

Le « méta-parlant » à la différence du « taiseux » ou du « parlant » ne commence pas par se donner tort : si c’était le cas, il risquerait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche et badaboum il rejoindrait très vite le groupe des « simples » « parlants ». En son for intérieur, il ne peut s’empêcher de croire qu’il a raison. Je crois même qu’il se vit comme un « généreux » et c’est avec un sentiment d’ingratitude qu’il est en train de me lire. Comment puis-je à ce point mésinterpréter toutes ses intentions, ingrat que je suis ! D’autant qu’il se peut que lors d’une plénière, un « méta-parlant » se soit métamorphosé en « taiseux ». Alors mea culpa, j’admets qu’un « méta-parlant » ne parle pas toujours, ne coupe pas toujours la parole ; mais je prétends qu’il y a toujours un « méta-parlant » prêt à le faire.

D’ailleurs un « méta-parlant » ne « méta-parle » pas toujours ; mais ses mimiques et sa gestuelle corporelle montre toujours à l’assistance qu’il prête la plus grande attention à ce qu’est en train de dire un… « méta-parlant » ! Le corps du « méta-parlant » signale – ou trahit – un « méta-parlant ».

D’ailleurs un « méta-parlant » n’est pas toujours en première ligne du cercle de la discussion (même si une « taiseuse » m’a fait remarquer que des « méta-parlants » occupaient presque systématiquement les points cardinaux de la salle !). Un « méta-parlant » peut être en troisième ligne (les amateurs de rugby savent que leur rôle est de briser au plus vite toute offensive de l’adversaire), en troisième rang : le « méta-parlant » peut ainsi faire bénéficier son alentour de ces remarques acides, cyniques et forcément si « pertinentes » : par exemple, quand une « taiseuse » ose « parler » qu’il faudrait que les « ego » s’effacent, que le collectif prenne le dessus sur l’individuel, un « méta-parlant » peut aussitôt signaler aux taiseux qui l’entourent que le danger du « collectivisme » (sic) est imminent. Un « méta-parlant » du premier rang à qui une telle remarque est arrivée peut se retourner pour – d’un sourire complice – valider un tel pronostic !

Un « méta-parlant » est-il un « comploteur » ? Pas du tout ! Un manipulateur ? Pas du tout ! Mais alors pourquoi tous les « méta-parlants » donnent-ils tant l’impression permanente qu’ils estiment qu’il n’y a qu’eux qui peuvent être « à la manœuvre » ? Comment se fait-il qu’ils donnent tant l’impression d’avoir tout comploté à l’avance, torpillant toute déviance exprimée ? La réponse est relativement simple : oh ! ils ne sont pas doués de transmission de pensée ; ils ne faut pas les accuser de vouloir à tout prix imposer un résultat : ce serait d’ailleurs plus facile à critiquer, trop visible. Il ne faut pas les accuser de tout faire pour arriver à leurs fins. Ils n’ont pas tous une conscience claire de ce que serait une « fin ». Car ce qui les rassemble ce n’est pas ce qui aurait pu être une fin des rencontres de Nyons, ce qui les rassemble c’est ce qui s’est passé entre eux, et entre eux seulement, avant les rencontres, ou entre les rencontres.

D’ailleurs, un « méta-parlant » n’est pas toujours d’accord avec un autre « méta-parlant » ; ce n’est pas du tout un monolithe. Un « méta-parlant » peut parfaitement critiquer un autre « méta-parlant ». Mieux, pendant un atelier, une telle opposition entre deux « méta-parlants » peut aspirer toute la discussion. Nul besoin donc de s’entendre pour de toutes façons empêcher la prise en compte de la parole des « parlants ».
Et si un « méta-parlant » n’a pu dans un atelier formuler dans une longue intervention son idée si importante « pour tout le monde », pas de crainte : lors de la plénière, un « méta-parlant » lui donnera la parole. Et si j’ose « méta-parler » à mon tour pour signaler que « formellement » nous ne sommes plus dans la restitution du travail collectif de l’atelier, non seulement un « méta-parlant » s’empressera de me « méta-parler » qu’il ne « faut pas tout critiquer » (sic), non seulement un « méta-parlant » m’enjoindra de m’expliquer sur « le fond » – me permettant ainsi de légitimer a posteriori la méta-parole puisque je n’aurais pu répondre qu’en continuant à « méta-parler » à mon tour ! – mais un « méta-parlant » viendra ensuite m’expliquer que son tour de parole était légitime puisqu’il ne l’avait pris qu’à la demande d’un autre… « méta-parlant » !

Bien sûr le « méta-parlant » tente de faire taire le « parlant » – aussi paranoïaque puisse-t-il (ou elle) être, comme un « méta-parlant » fait vite courir le diagnostic – mais il n’hésitera pas, sans aucun souci d’un minimum de cohérence et de respect, à laisser la parole l’instant suivant à d’autres « méta-parlants ». Et si soudain la parole des « parlants » se met à jaillir, un « méta-parlant » intervient immédiatement pour contrôler cette spontanéité qui risque de déborder. Il demande alors qu’un « gardien du temps » régule cette parole jaillissante. Il désigne alors spontanément comme gardien du temps un… « méta-parlant » !
Attention, il n’y a pas que les « méta-parlants » qui « surparlent ». D’une manière générale, le « parlant » a le sentiment que sa parole tombe dans le vide, qu’elle est peut-être entendue, mais très rarement écoutée. La plupart des « parlants » m’ont raconté leur sentiment d’invisibilité ou d’inaudibilité en face d’un « méta-parlant ». Pas d’écoute bienveillante pour les « parlants ».

Le « méta-parlant est un privilégié : il s’octroie des droits particuliers. Beaucoup de « parlants » et de« taiseux » ressentent qu’ils sont traités comme le tiers-état. Le « méta-parlant » se comporte comme un « aristocrate ». Mais alors qui joue le rôle du « clergé altermondialiste » ? Qui sont nos prêtres, nos exemples, nos sauveurs ? Remarquons qu’un « méta-parlant » manifestera toujours bienveillance et respect à l’objecteur de croissance patenté et estampillé. Tous les objecteurs de croissance ne « méta-parlent » pas ; mais on ne peut pas dire non plus qu’aucun objecteur de croissance ne « méta-parle ». Et quand un « objecteur » « parle », qu’il soit « méta-parlant » ou pas, sa parole est écoutée, et bénéficie immédiatement de l’approbation ostentatoire du « méta-parlant ». Dans l’idéologie tripartite des indo-européens, la caste des « dirigeants » a toujours su qu’elle avait intérêt à faire croire qu’elle ne se réservait pas tout le pouvoir et qu’elle le partageait avec la caste des « purs ». Vivement la nuit du 4 août !

Deux remarques pour finir :

  •  me voilà en position de « méta-méta-parlant ». Je dois donc faire à ce que je suis en train d’écrire tous les reproches que je viens d’adresser au « méta-parlant ». Je le fais. Mais réciproquement, quand un « méta-parlant » lira ce que j’écris, il devra avoir alors l’honnêteté de s’adresser les reproches qu’il m’adresse. Le drame de la « méta-parole », c’est sa méchanceté : le « méchant » étant celui qui oblige l’autre à ne lui répondre qu’en devenant à son tour un « méchant ».

 

  • La critique que j’adresse au « méta-parlant » ne doit pas du tout être comprise comme une critique dirigée contre l’idée de « leader ». Il ne m’ennuie pas que dans un groupe il y ait des « leaders » : je ne suis pas pour jouer au jeu du coupeur de têtes. Nous devons utiliser toutes les compétences : passé de militants des uns, engagement intégral des autres, compétences théoriques, etc. Mais un « leader » doit être un « faiseur de paix » – c’est ainsi que les indiens d’Amérique du sud organise leur « chefferie » : lire à ce sujet les passionnants travaux de Pierre Clastres – il est celui qui dépend du groupe et il ne met jamais le groupe en position de devoir dépendre de lui. « Faiseur de paix » ne veut pas dire « éviteur de dissensus » ou « obsédé de consensus » ; mais pour être un « faiseur de paix » il faut se « décentrer » et faire tous les efforts pour ne jamais risquer de croire que l’on va devoir jouer le rôle du « sauveur » ou de l’ultime « recours ». Jamais je n’aurais dû entendre un « méta-parlant », à qui je « confiais » mon scepticisme sur le déroulement des rencontres, avoir le culot de me dire qu’il était conscient que tout ce processus chaotique et cahoteux était normal mais qu’à la fin il finirait bien par en sortir quelque chose. Mais « qui » finira bien par en sortir quelque chose ? Oh que j’ai aimé la question de Patrick de Nyons quand il a demande de voir les têtes de ceux qui resteraient le lundi !

 
Une solution possible ? Plus (du tout) de pouvoir pour les « méta-parlants » ; plus (et pas moins) de pouvoir pour les « parlants ». Non pas plus d’amour, mais plus d’amitié. C’est moins privé, moins intime mais c’est plus public, c’est plus « politique ».

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