Décroissance & politique – Entropia n°1

L’ambition d’une « revue d’étude théorique et politique de la décroissance » peut sembler grande mais elle est pleinement assumée dès la première phrase du premier numéro (automne 2006) de cette nouvelle revue : « toute pensée qui refuse son autocritique n’est plus une pensée, mais une croyance ».

Cette ambition est-elle tenue ? En très grande partie oui ; grâce à quelques contributions dont la densité est la preuve que – même s’il s’agit d’une première livraison – la « décroissance » peut déjà s’appuyer sur un corpus consistant et solide de débats et de discussions. Tous les auteurs ne signeraient pas les yeux fermés les articles des autres ; il y a certes des différences mais ce sont des richesses, des sujets de débats et de discussions parce que se dégage à la fin de la lecture de ce premier numéro un « air de famille » : une démarche « décroissante ».
Du coup, ce sont déjà certains des nouveaux lieux communs de l’altermondialisme qui sont critiqués. Pas de « mots-tabous » en effet quand il s’agit de se revendiquer de la « décolonisation de l’imaginaire ». Cela fait du bien de trouver un « courage de penser », héritier en ce sens d’une philosophie des Lumières qui – trop souvent lors de rencontres entre altermondialistes – est méprisée péremptoirement au profit d’irrationalismes tous aussi naïfs que dangereux, souvent d’autant plus systématiques qu’ils sont en fait hétéroclites. Sont mises en pratiques ces trois maximes du sens commun que Kant formulait ainsi : penser par soi-même, penser en se mettant à la place de tout autre, penser en accord avec soi-même. Autonomie, bienveillance et cohérence argumentative.


Quatorze contributions composent ce numéro consacré aux liens entre décroissance et politique. Comment en rendre compte ? En faire une synthèse ne reviendrait-il pas à escamoter les indéniables différences ? Il ne serait pourtant pas impossible d’arriver à dégager des lignes de convergences entre tous ces articles. Mieux, ces lignes dessinent très convenablement ce qui finira bien par devenir – en tout cas nous l’espérons – une « cohérence ouverte » (et surtout pas un « système » ou une « doctrine ») de l’altermondialisme : pas de refus du politique, sans tomber dans les pièges de la politique politicienne, surtout ne pas réduire la décroissance à sa seule dimension écologique.

  • Une conception non malthusienne de la décroissance pour ne surtout pas remplacer la contrainte économique par la contrainte écologique. Penser sans attendre l’après-développement.
  • Mise au clair avec le marxisme : la critique du capitalisme a été bien faite par Marx et la décroissance est forcément contre le capitalisme. Mais toute critique du capitalisme est loin d’avoir rompu avec le mythe de la croissance.
  • Quant à l’autre tradition critique des temps modernes – le libéralisme pour oser la nommer – elle est loin d’être explicitement assumée mais on échappe quand même aux traditionnelles excommunications faciles de l’anti-libéralisme. Non seulement Serge Latouche – bravant ainsi le surmoi gauchiste des anti-capitalistes – ose « encore parler de monnaie et de « marchés », de profit et de salariat, pour construire une société de l’après-développement » (p.18) mais Michel Dias écrit clairement que les « zélateurs de la décroissance équitable » doivent renoncer à leur « propension naturelle à régenter le bonheur des hommes au nom de l’absolue nécessité qui nous presse d’en finir avec le culte de la croissance » (p.62). Voilà bien en effet le danger politique qui pointe dès que les décroissants se mêlent de politique : le despotisme du bonheur ! Sur ce point précis, quel nom adopter dès que l’on veut critiquer sans concession ces tentations despotiques si ce n’est celui de « libéralisme » ? Relisons Kant (Théorie et pratique, p.31 dans l’édition Vrin) : « Personne ne peut me contraindre à être heureux à sa manière (c’est-à-dire à la manière dont il conçoit le bien-être des autres hommes) ; par contre, chacun peut chercher son bonheur de la manière qui lui paraît bonne, à condition de ne pas porter préjudice à la liberté qu’a autrui de poursuivre un but semblable… Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple… est le plus grand despotisme qu’on puisse concevoir (c’est-à-dire une constitution qui supprime toute liberté pour les sujets qui ainsi ne possèdent aucun droit). » Reconnaissons qu’avec ce rappel kantien, la société consumériste et matérialiste de l’ultra-libéralisme est loin d’être « libérale » !
  • Une défense non démagogique de la démocratie. Pas d’appel à la « vraie » démocratie mais au contraire la juste reconnaissance d’une « difficile liberté » démocratique qui reste à construire : « Il n’y a pas de démocratie sans représentation (sauf circonstances exceptionnelles) donc sans imperfection ni finitude. Nous avons donc de bonnes questions à résoudre pour déterminer comment organiser demain cette représentation : durée et nombre de mandats, parité ou pas, invention d’un territoire géopolitique capable de porter un projet de décroissance tout comme la République a dû inventer le département face à la région féodale, etc. » écrit avec précision Paul Ariès (p.167).

Osons pour finir détacher quatre de ces contributions :

Un projet politique (pp.9-21) de Serge Latouche. Si la décroissance ne doit pas se réduire à être le « symétrique » de la croissance – car une croissance qui tend vers l’infini est tout aussi absurde qui décroissance qui tendrait vers zéro – alors il ne faut pas prôner la décroissance pour la décroissance, comme une fin en soi, mais il faut envisager toute une « société de décroissance ». L’alternative politique consiste alors à dessiner les contours d’une « politique de l’après-développement » en huit « R » : Réévaluer, Reconceptualiser, Restructurer, Redistribuer, Relocaliser, Réduire, Réutiliser, Recycler. Serge Latouche va jusqu’à ébaucher un programme électoral de transition en neuf points (p.14).

Un idéalisme politique (pp.57-71) de Michel Dias. Comment fonder une politique de la décroissance sans en appeler à l’argument de la nécessité ? « Une autre voie que la critique économiste et écologique de l’idéologie de la croissance peut mener à la proposition d’une société de décroissance : c’est la voie d’une philosophie du politique » car « à la source même de l’idéologie de la croissance, bien en amont des périls qu’elle induit et auxquels les défenseurs de la décroissance veulent s’attaquer, il se peut qu’il y ait la perte du politique » (p.69). Cette « deuxième voie » consiste à « annexer, pour ainsi dire, le projet d’une société de décroissance à un idéalisme politique qui engloberait la conscience des traumatismes présents et à venir causés par l’idéologie de la croissance… dans le sens d’une redécouverte de l’humanisme par l’avènement d’une citoyenneté authentique » (p.63). Sur cette seconde voie, comment ne pas retrouver les travaux d’Axel Honneth dans sa critique d’une « société du mépris » : faire de la « reconnaissance » l’un des objectifs politiques d’une société de l’après-développement.

Redonner ses chances à l’utopie (pp.80-91) de Geneviève Decrop. Nous venons de voir que la repolitisation de l’écologie nécessite de ne pas se contenter de l’argument de la limitation des ressources naturelles ; autrement dit, l’altermondialisme – s’il fait de la décroissance l’un de ses objectifs majeurs – ne doit pas seulement se confronter à la question de la Nature mais aussi à celle de l’Histoire. Et quand on veut penser la décroissance, admettons vite que cette question est celle de l’Utopie. Mais cette question est bien lourde à assumer à cause d’un double héritage bien difficile à dépasser. D’abord, théoriquement, quand Hans Jonas écrit son Principe Responsabilité, il le dirige explicitement contre le Principe Espérance de Ernst Bloch ; la critique contre l’utopie est extrêmement sévère : « la foi en l’utopie… entraîne au fanatisme » (Le Principe Responsabilité, p.259) et du coup sa solution fait a minima l’impasse sur l’impérieuse nécessité de la démocratie. Ensuite, pratiquement (ah, la praxis !), nous savons tous vers quelles dérives totalitaires peuvent toujours aller les utopies de gauche : mythologie de la tabula rasa et résolution des problèmes politiques par le remplacement de l’homo curvus par le Surhomme nouveau. Comment dans ses conditions « redonner une chance à l’utopie » ? s’interroge lucidement Geneviève Decrop. Et sa thèse est tout aussi lucide : non pas plus (du tout) de démocratie mais plus (et pas moins) de démocratie ; non pas plus (du tout) de pouvoir mais plus (et pas moins) de démocratie. Première mise au point sur le pouvoir : loin des facilités propres aux milieux alternatifs, il ne s’agit pas de rêver une société sans pouvoir mais tout au contraire de penser une société de l’après-développement avec plus de pouvoir, plus de pouvoir d’agir, pouvoir qu’il s’agit donc d’augmenter : « ajouter du pouvoir dans la société, en l’infusant aux sans-pouvoir, et non pas en enlever » (p.86). Recommandons à ce sujet d’une part La sorcellerie capitaliste (2005) de Philippe Pignarre et Isabelle Stengers (en particulier les pp.172-181 sur l’empowerment) et sur le pouvoir comme « augmentation », de Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements (2006). La deuxième mise au point porte sur la démocratie : en référence explicite à la définition de Hannah Arendt de la politique comme « espace public d’apparition », l’espace démocratique ne doit pas vouloir tout occuper mais accepter de coexister avec d’autres espaces de vie – l’école, l’Eglise, la culture, l’art, la famille… : « on doit pouvoir entrer et sortir de la politique, et donc s’y faire représenter. Une démocratie directe, une démocratie où chacun est sommé de participer, où il ne peut se faire représenter par d’autres est un enfer » (p.89). L’enfer altermondialiste peut donc être pavé des bonnes intentions de la démocratie directe !

Une pensée sur la crête (pp.159-170) de Paul Ariès. A l’heure où la nouvelle droite manifeste explicitement son intérêt pour la décroissance (voir le livre à paraître très bientôt d’Alain de Benoist Vers la décroissance) suivons Paul Ariès : « la décroissance est une pensée sur la crête, qui peut conduire au meilleur comme au pire » (p.159). Sans ambiguïté : s’il faut dépasser la modernité, ce ne sera pas par sa droite mais par sa gauche (p.161). Dans un article remarquablement bien construit, Paul Ariès nous entraîne ainsi sur une piste étroite dont les arêtes, de refus en refus, peuvent entraîner notre chute : les refus de l’universalisme, de l’égalité, de la démocratie, de la politique peuvent insensiblement nous emmener du « refus de l’occidentalisme » (p.162) au « culte du biorégionalisme » (p.168). Voilà un bien nauséeux trajet qui nous donne à réfléchir, nous qui voulons quand même maintenir la double exigence du global et du local. Paul Ariès enfonce le clou : contre la pente du rationalisme dogmatique de l’idéologie scientiste, la solution n’est pas de basculer du côté des irrationalismes et irréalismes de toutes sortes : deep-ecology, « idéologie des forêts », illégalisme anarchisant, libertarisme (j’aurais précisé « de droite » car il me semble qu’il y a à réfléchir à partir des libertariens de gauche, en premier Thomas Paine ?).

« Quel remède opposer au délire actuel, sinon le réel et la raison ? » (p.169).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.